Prélude
Mon corps s’enfonce irrémédiablement au fond de cet océan qui m’a apprivoisée ces derniers mois. Il n’est que soubresauts. L’air de mes poumons se vide au profit de cette eau meurtrière. Étrangement, la peur ne m’assaille pas, je me sens même en paix avec cette fatalité. Une belle fin pour un marin d’eau douce comme moi. Vivre de la pêche était une nécessité pour que ma femme puisse être heureuse sur les terres morbihannaises. J’ai appris à chérir cette mer rebelle. Mon seul regret, ne pas avoir dit au revoir à ma douce Éléonore, mon unique amour.
Les eaux m’engloutissent, je meurs…
Je vois encore des silhouettes se battre pour leur survie, leurs corps entourés de divers déchets de notre piètre bateau. Pauvres diables que vous êtes, périssez, que Dieu sauve votre âme pécheresse si vous le méritez.
Quelle sensation étrange de contempler ma dépouille couler vers le néant ; les yeux étouffés, sans vie, et ce sang encerclant mes membres alourdis par mes guenilles de pêcheur sans-le-sou. Pourtant, je monte vers la surface auréolée d’une lumière étincelante, vers l’incroyable beauté de l’Autre Monde, je l’espère. Paradis, m’accueilleras-tu en ton sein ? Autour de moi, les âmes de mes compagnons d’infortune, ces marins morts en mer, s’élèvent, elles aussi. Ils sont translucides. Leurs jambes ne sont que fumée blanchâtre. Ils sont inquiets, tout comme moi. Ils se demandent quel sort leur est réservé.
La tempête fait rage en cette nuit du début d’année 1849. Au-dessus des vagues qui ont éventré notre bateau, nos cadavres chimériques sont attirés par cette chose d’au moins deux mètres qui se tient debout sur une barque d’un noir morbide. Elle serre une faux dans la main, porte une cape déchirée, cachant un costume d’officier haut placé et arbore, pour tout visage, un crâne humain. La pluie s’abat sur les survivants s’agrippant aux restes du navire. Leurs cris horrifiés résonnent sur les flots en colère qui évitent l’embarcation de ce personnage nommé par les pêcheurs du St Gildas : Ankou des mers. Les éclairs foudroient le ciel, donnant aux nuages gris un air de fin du monde. Non loin de notre futur maître, son navire-fantôme, le Bag Noz, attend son propriétaire et ses prochains habitants.
L’Ankou lève sa faux au-dessus de sa tête, obligeant nos misérables âmes à lui obéir. Les lamentations deviennent murmures. Nous en oublions presque les appels au secours de nos amis encore dans l’eau. L’Ankou, comme les légendes le racontent, devrait les sauver en les ramenant dans leur village natal. Sauf s’ils sont destinés à mourir tout de même. Le visage baissé, nous nous soumettons à son autorité. Avons-nous seulement le choix ? Son embarcation tourne sur elle-même, laissant les vagues se fracasser sur un mur invisible qui le protège. Et nous le suivons, les uns derrière les autres. Je suis la première âme noyée, guidée par cet être surnaturel.
Je me sentais si paisible avant sa venue, je suis terrifiée maintenant. L’Ankou atterrit d’un bond agile sur son immense navire à trois mâts. La barque disparaît soudainement. Nous glissons le long de la coque vers le pont en bois vieilli de ce magnifique bâtiment des mers. Notre apparence est de nouveau celle que nous connaissons, plus celle de ces êtres irréels. Des échos parfaits de nos anciens corps, je suppose, puisque le mien repose au fond de l’eau, j’en suis certaine. Nous n’osons pas le regarder dans les yeux. C’est à genoux que nous sommes devant lui. Il est celui qui décidera de notre destinée mortelle, l’Enfer ou le Paradis.
Je pense à toi, Éléonore, je t’aime, sache-le. Prie pour moi, que mon âme soit sauvée.
Ses bottines abîmées sont devant moi, je sens sa main se poser sur mon épaule. Instinctivement, je me relève pour lui faire face. Je découvre le détail de son visage squelettique par intermittence, lorsqu’un éclair jaillit non loin de nous. Ses os sont usés, noircis, avec des dents ayant glané quelques chairs pourrissantes. La pluie virulente s’écrase sur mon regard apeuré. Pourtant, je jurerais voir dans les orbites vides de mon maître… du soulagement. Je l’imaginerais même sourire, s’il était encore de chair et de sang.
Il disparaît soudainement dans un grondement de tonnerre tonitruant. Une voix s’élève dans ma tête, puis un rire d’une intensité violente :
— Le premier noyé de l’année devient l’Ankou de l’année en cours.
Cette vérité m’écrase, il n’y a plus de doute possible. Moi, Louise Belhorizon, alias Louis le Maigrelet, travestie en homme pour subvenir aux besoins des siens, deviens le nouvel Ankou, le Passeur d’âmes du bateau de la Mort.
Doué da bardon’ an Anaon (Dieu pardonne aux Défunts).