La lune éclaire de toute sa splendeur les marécages des Hautes-Landes. Des nuages noirâtres cachent par moments sa présence rassurante. Même l’étoile du berger reste dissimulée au-delà des cotons ténébreux. Des sons anormaux se font soudain entendre. Dans l’eau permanente, recouverte d’une végétation dense dominée par des espèces herbacées… Il écume entre les arbres aux racines prononcées des bruits d’aspiration, de succion.
Comme si… comme si… un impudent irrespectueux osait briser les règles de ce monde obscur en foulant cette terre à l’odeur d’eau boueuse, de mousse spongieuse, de graminées, de joncs et de roseaux.
Une lumière apparaît, provenant d’une torche en forme de tézo. Sa flamme guide une jeune fille dans ce lieu humide, accablant et particulièrement dangereux en cet hiver 1903. Ses sabots s’enfoncent à chaque pas dans ce territoire que les hommes non expérimentés évitent à tout prix.
Pourtant, comment faire autrement ? Elle crie de sa voix tremblante et terrifiée, un prénom, « Dave », semble-t-il. Puis ses appels désespérés s’arrêtent, se transformant en sanglot étouffé. Des animaux fuient d’une souche pourrie et décadente dans un bruissement chaotique à son approche titubante. Les hululements d’un hibou appuient cette pesante ambiance morbide, si putride, si froide. Puis plus rien, un silence effrayant s’impose de lui-même. La Lune disparaît dans les ténèbres, laissant sa protégée seule et désemparée devant le linceul aquatique de son frère au corps violacé.
Elle tombe à genoux, hésitant à lui toucher le pied qui dépasse de son tombeau marécageux. Sa bouche bleue souffle des mots énigmatiques, la buée épaisse qui en sorte forme des étranges hiéroglyphes. Ils volent autour d’elle, lentement, jaunis par la lueur de la torche. Ses yeux blanchissent, ses doigts si près de la peau de son jumeau s’agrandissent dans un craquement sinistre. Sa seule source de lumière s’échappe de son autre main déformée pour s’étouffer sous l’eau croupie.
Quand la lune revient, recouvrant de ses rayons protecteurs la jeune fille qui n’en est plus une. Son dos boursouflé de l’enfant s’accumule sous sa guenille utilisée. Ses jambes autrefois d’une maigreur maladive grossissent, craquelant son épiderme d’où perle son sang. De petits vers luminescents dansent autour de leur future maîtresse. Les yeux rougeoyants des habitants du Marécage accompagnent les racines mouvantes qui rampent tels des mocassins d’eau aux crochets venimeux pour s’enfoncer dans sa chaire.
Et elles s’y enfoncent…
Longent ses os…
Pénètrent sa moelle épinière…
Prennent possession de son cerveau, de ce qu’elle représente pour augmenter sa haine, sa colère. Ses hurlements de douleur semi-humaine, semi-inhumaine écrasent ceux des esclaves en devenir. Eux, les animaux, insectes et plantes de son nouveau territoire.
Puis un silence, tout revient relatif, toujours sous le joug d’une lune fière de SA créature. Cette créature grandit de centimètre en centimètre pour atteindre la taille de deux hommes. Des morceaux de son ancienne enveloppe corporelle encore attachés à sa forme verdâtre échouent à ses pieds. Sa chaire, son sang, sa peau, ses entrailles, ses yeux, son visage déchiré, ils se désintègrent par magie. Par la magie de qui ? Peu importe en cet instant.
L’important est que tous oublient son existence. Des racines de toute taille se meuvent sur la carcasse de la chose, faisant d’elle un être du marécage. L’ancienne jeune fille place sa main aux trois doigts gigantesques sur la poitrine de l’enfant mort.
Et elle appuie. Des vaguelettes se forment à la surface, les vêtements du petit homme remuent parmi la bourbe, cherchant à se libérer de son fardeau.
Elle l’enfonce. Sous la terre boueuse, au-delà de la marre croupie.
Elle insiste. Le torse du malheureux craque sous la pression.
Des horribles fils de mastication envahissent le marécage. La terre se nourrit de son petit frère. Un sacrifice utile, un sacrifice essentiel, un sacrifice pour une seconde vie. Dave offre son énergie spirituelle à la nouvelle Maïkaïna.
Les enfants Durieux ne forment plus qu’un. Les pas lourds de l’enfant de la Lune s’aventurent à la limite de son territoire. Son œil brillant d’un vert vengeur scrute l’horizon, observe la colline à la pelouse coupée de la veille, visualise le véritable monstre de cette histoire coupant avec minutie le muscle d’une cuisse dodue de l’un de leurs amis d’infortunes.
Le conte d’Eugène Delmard, l’ogre dévoreur d’enfants.